Un débat est une utopie et l’on y participe avec plaisir, d’autant que celui qui ne participe pas s’exclut ou peut être considéré comme tel. Alors que des contributions sont fort longues, le choix est ici d’être bref en apportant trois réflexions transversales. L’espérance est d’être lu, d’autant que des idées ont été développées par ailleurs à l’échelle de la Bretagne.
Le premier élément qui nous semble aujourd’hui clé est de bâtir des territoires correspondant à la vie des gens
Aujourd’hui, ce n’est visiblement pas le cas. Les départements furent pertinents car, il est vrai, ils avaient une cohérence concernant des mobilités. Aujourd’hui ce n’est plus le cas et ces enveloppes n’ont d’intérêt que par les missions qu’ils assurent. Dans les faits, la vie des gens n’est plus départementale. Elle n’est plus non plus uniquement communale ou paroissiale, ce qui correspondait à l’essentiel de la vie des piétons. Alors que les mobilités ont changé, un problème est que l’essentiel de l’organisation étatique actuelle reste liée à des découpages du passé.
Sur ce point, nous proposons une chose et une seule. Essayer de bâtir des territoires écrits en correspondance avec la vie des gens. Se méfier aussi des « métropoles », des « Grands Paris » avec des territoires bourgeois qui ne sont pas mentionnés par la parole populaire. Tout cela crée sans cesse des déséquilibres perçus entre des élites qui se font plaisir pour avoir des royaumes quand les gens sont coincés dans leurs problèmes et leurs embouteillages.
Dans les faits, le socle de la vie des gens se situe aujourd’hui, surtout, autour du binôme bassin de vie-pays. Certes, le monde n’a jamais été aussi compliqué puisque les mobilités piétonnes n’ont pas disparu. Que chacun ou presque peut faire un Paris-Bruxelles en 1h31 ou un Rennes-Paris en 1h25 avant de rester immobile dans un taxi ou sur la rocade. A l’inverse, un chiffre fondamental est qu’environ 83 % de la vie des gens se déroulent dans un rayon d’environ 20 minutes autour de leur habitation. Ce n’est pas un chiffre-clé. C’est le chiffre-clé. C’est le socle de la vie commune. Sauf, peut-être, si l’on est cadre international ou si l’on est grabataire. Associer la représentation (politique, gouvernance) à ce périmètre semble une pierre, le socle, ar sichenn en breton. Les territoires subissent depuis 20 ans des difficultés aggravées en raison d’une bifurcation stratégique ayant abandonné la dimension de pays.
Rappelons-nous. Sous l’initiative notamment des Bretons (Loeiz Laurent, Louis Ergan, Paul Houée, etc.) et après bien des débats, tout le monde était finalement tombé d’accord. La droite avec les lois Pasqua. La gauche avec D. Voynet. La France ? C’est 360 pays. Allez, bien sûr, en gros et à la « louche ». Avec d’une part des traditions exprimées par l’école des Annales et notamment Fernand Braudel. Mais aussi une actualité avec des gens qui se disent toujours du pays d’Avignon et parfois même de Retz, disent qu’ils rentrent au pays. De même, encouragée notamment par le Préfet Leurquin, cette affirmation était aussi une vision. Elle affirmait en totalité l’importance d’un mariage entre l’urbain et le rural. D’organiser au final une cohérence des bassins de vie.
Or, notamment depuis les lois Chevènement, on a bâti exactement l’inverse. Accentué les déséquilibres entre les espaces « ruraux » (qu’on qualifie de « déserts » et rien n’est pire pour faire fuir les habitants restants) et « urbains », dans l’ensemble bien plus nantis pour les services. C’est en perdant la chair de ses territoires que la France s’est délitée. Ici des communautés urbaines ou de villes, là des territoires sous tutelles. L’on a fabriqué des frontières au lieu de procéder à des complémentarités. Une très large part des difficultés actuelles procède selon nous de cette erreur stratégique vieille de 10 ans qu’il est possible de réparer. D’autant qu’à l’époque on avait avec les pays engagés des Conseils de développement qui, près des élus, représentaient les forces économiques, associatives et sociales des territoires. De même, chassez le pays, il revient au galop. Dans les évolutions de détail, il est souvent frappant de voir que des communes ou des communautés de communes s’élargissent pour être plus performantes et s’adapter par exemple aux enjeux des mobilités. Mais aussi à l’essor de l’économie de proximité, du mariage urbain rural pour plus de circuits courts, d’activités, de cohérence. Dans le détail, le choix n’est pas simple entre les bassins de vie (les services de rang 1 de l’INSEE) et les pays. Mais après tout, à chacun de choisir car le môle de toute la cohérence se situe ici. Exclusivement ici.
Un môle à compléter par la présence de territoires limpides
Si l’on n’accepte pas ce môle vécu, on continuera de s’éloigner de la vie des gens. Si on l’accepte, tout un mécano change, s’agence un peu plus simplement avec une ambition.
Bien entendu, tout ne peut fonctionner à l’aune du bassin de vie, d’autant qu’il ne s’agit pas de construire de nouvelles féodalités. De même, la complexité des existences fait que ce périmètre est loin d’être unique et interagit forcément avec les autres.
Institutionnellement, nombreux sont ceux qui demandent la suppression des 34 970 communes restantes au 1er janvier 2019, arguant que plus grand-chose ne s’y passe, d’autant qu’on a rogné leur budget, surtout dans la ruralité. Toutefois, l’on crée bien des Conseils de quartiers et le fait que des dizaines de milliers de personnes, dites élues, jouent le rôle de quasi-bénévoles nous semble à l’inverse précieux pour n’oublier personne, parfois annoncer un accident ou un suicide, humaniser au maximum la société. Si l’essentiel de la vie territoriale se situe ailleurs, ce fourmillement semble à conforter, en faisant en sorte que cette présence ou ce maillage ne soient pas seulement symboliques.
La strate bassin de vie / pays est bien sûr renforcée. Il n’y pas grand-chose à modifier, tant la République a déjà mûri ce projet dans les années 1990-2000. L’idée du Conseil de développement était lumineuse, avec les forces vives des territoires. Quelques découpages de détail sont à reprendre car la géographie ou les densités ont parfois bougé, de même que localement certaines appartenances, des habitudes neuves de coopérer. On pourra, bien sûr, corriger certaines erreurs du passé, notamment la réticence de certains élus qui se défiaient de la représentation populaire ; tout comme ailleurs des relais de Conseils de développement parfois peu délégués. Mais il y a là le socle coopératif et mutualisé d’une émergence territoriale, le socle qui rebat la carte territoriale. Permet surtout d’agir tout simplement en lien avec la vie des gens, d’appuyer l’économie de la proximité qui limite les mobilités subies, d’essayer d’animer la France avec environ 360 forces territorialisées. Quel merveilleux programme.
De fait, les départements s’affaissent bien sûr. On notera que certains s’organisent déjà à partir d’agences départementales. La voie est ouverte pour limiter les effets délétères et onéreux du fameux millefeuille, avec bien sûr ces pays qui ouvrent la grande porte régionale.
Celle-ci ne peut s’ouvrir qu’avec des périmètres et des noms écrits en correspondance avec ce que les gens racontent. L’histoire prouve d’un côté comment des découpages ou des noms farfelus, presque Septimanesques, font fuir tout le monde. Des agglomérats disproportionnés ou nébuleux font tache, avec des « Grand Est » (de Paris ?) désastreux. Une « Nouvelle Aquitaine » pas si nouvelle que cela en raison des distances ou de la dimension ingérable. L’enjeu est ici de correspondre au maximum aux appellations populaires avec des réalités modernes. On dispose à ce propos d’une excellente réussite avec la Normandie. Ce nom s’est imposé si vite que quelqu’un parlant aujourd’hui de la Basse-Normandie semblerait sorti d’une armoire du XIXe siècle. De même, cette force régionale a donné un réel coup de booster, par exemple pour les entreprises et le marketing territorial (deux fois plus de marques Normandie sur la base de l’INPI entre 2005 et aujourd’hui). C’est la France des territoires, des vrais. Pas ceux de Paris. Dans ce cadre, surtout sur les marges, la France a l’heureux bonheur de disposer de noms limpides : Provence, Pays Basque, Alsace, Bretagne, Val de Loire (mot reconnu comme patrimoine mondial de l’Unesco autour des vignobles et des châteaux). A l’heure où le tourisme s’envole (250 millions de touristes internationaux dans le monde en 1950 mais 1,6 milliard aujourd’hui), c’est une aubaine. Or, aujourd’hui, on a mis à l’Est des régions au centre de l’Europe. On observe un invraisemblable doublon « Pays de la Loire », « Centre-Val de Loire » (sic). Dès 1943, le juriste Jean Bancal constatait qu’il y avait ces régions qui ne posaient en France strictement aucun problème par leurs cohérences, qu’il affirmait simples et limpides. Or, par exemple pour le cas breton, on en est encore à devoir faire des pétitions pour demander que le problème évident de la Loire-Atlantique soit résolu. Pendant ce temps, les gens parlent Bretagne, le commerce Bretagne, les entreprises Bretagne, le tourisme Bretagne, les Notaires Bretagne. L’appellation Pays de la Loire est un désastre marketing, ce qui se voit notamment quand on regarde les usages des jeunes (par exemple le nombre de publications comparées sur les sites Instagram respectifs). A l’inverse, la situation est parfois plus compliquée dans le centre de la France, notamment sur le pourtour de Paris. Mais il sera peut-être alors judicieux de demander aux gens leur avis, de produire lorsqu’elles n’existent pas encore des appellations ici aussi claires, limpides. La démocratie n’existera pas si l’on continue de produire des cadres technocratiques vides, sans peinture.
L’ambition, à l’inverse, est simple. Produire des territoires aimés. La France est une et divisible, disait Senghor. Elle peut le devenir de plus en plus. On a constaté depuis longtemps que la magnifique devise républicaine était devenue un slogan destiné à asseoir le pouvoir d’une minorité de nantis à Paris, de reproduire ce schéma dans quelques métropoles devenues parfois des Paris en réduction. On n’enlève strictement aucun mot à cette phrase. On la soulignerait même en rouge, comme un signal d’alarme, une frontière que les élites ont peut-être dépassée.
Des territoires pour la République
Dans ce cadre, il serait temps d’en finir avec tous ces doublons surréalistes liés au corps préfectoral et à l’administration de l’Etat. Il serait enfin temps, en 2019, de faire confiance aux territoires de la République. Or, on est à toutes les échelles avec un clonage invraisemblable (les Préfets de Région, de départements, des sous-préfets). On se croirait en Pluviôse. Des coûts délirants sont liés à la présence de ce corporatisme avec une administration pléthorique dont une part pourrait bien sûr être transférée à des forces régionales cohérentes. On sait que la France est le pays au monde qui dépense le plus de son PIB au fonctionnement de l’Etat (environ 56 %). Et l’on se justifie pour parler de la santé, de l’éducation, ce qui n’est pas faux. A l’inverse, on sait moins que 30 % de ces 56 % sont consacrés au seul fonctionnement de l’Etat. En boucle. Avec ces privilèges, ces voitures de fonction, des réalités parfois dignes de l’Ancien régime, parfois insupportables. S’il y a des économies à faire –ce qui semble une évidence- il serait pour le moins judicieux que la France supprime d’un bond tous ces rouages arriérés indignes d’une démocratie moderne. Quand on voit aujourd’hui des DRAC qui doublonnent les instances culturelles régionales, des DIR qui s’occupent des routes avec encore des copier-coller flagrants (avec les départements, parfois la Région), des DRIRE, des DREAL, des DRAAF, des DIRECCTE, des DRJSCS… . Une thèse de mille pages ne suffirait pas à tous ces sigles qui embrouillent la République, l’empêchent d’avancer, créent autant de normes qu’il y a de pouvoirs. Comme si chaque structure, désireuse d’apparaître, multipliait les normes, les directives, les taxes, les empêchements, comme pour conforter sa propre existence. Ces institutions d’un autre âge s’opposent à la liberté d’entreprendre, à la délégation, à des formes d’organisation déconcentrées, parfois d’ailleurs coopératives ou mutualistes, qui n’empêchent en rien le maintien des principes régaliens.
Pour finir, on terminera par l’idée que l’on ne peut pas faire la même chose partout. Ce point nous semble le plus important. Ce n’est pas une idée parmi d’autres. C’est la conclusion. La France « indivisible » n’a eu de cesse de nier ses cultures, ses langues, ses identités, ses potentiels régionaux différents et leur évident potentiel énergétique. La nouvelle économie des territoires en les « co-naissant », en « naissant avec » ; pour plus d’écologie. La dimension maritime par exemple, la valorisation des énergies régionales propres souvent directement freinées voire interdites par des entreprises du CAC 40. Elle a touché à une forme de barbarie sous des principes égalitaristes largement falsifiés et renforçant toujours le pouvoir central, notamment Paris. Et plus encore une minorité parisienne. C’est aujourd’hui cet élément qui semble le plus insupportable. Ces interdictions en 2018 d’un tildé sur le n d’un seul enfant de Bretagne. Cette arrogance poussiéreuse et parfois ce mépris pour ce qui n’est pas dans le périphérique, sauf lors des vacances où il faut bien s’oxygéner et que l’on s’oriente vers le ploukestan, la « province ». La Province : l’espace vaincu. Voilà la contribution de quelques Bretons qui ne le sont pas tout à fait et remercient très sincèrement l’Etat d’avoir la possibilité de dire librement ce qu’ils constatent, que cela plaise ou non. On rappellera en effet que cette situation n’existe pas partout et parfois il ne faut pas aller très loin (en Turquie, au Venezuela par exemple). On tient à tout prix à souligner cet élément fondamental. La France reste en ce sens une démocratie.
Jean Ollivro, géographe