Au-delà des couleurs politiques, s’il y avait un enseignement à tirer de ces élections départementales, c’est avant tout le décalage territorial qu’elles mettent en lumière. Car il est symptomatique de remarquer que la carte des cantons offre, en partie, une lecture assez inédite du visage de la Bretagne. Une opposition entre la Bretagne des villes et la Bretagne des champs, qui n’a sans doute jamais été aussi marquée qu’aujourd’hui.
Certes, quelques nuances méritent d’être apportées. La large zone de Tréguier à Carhaix, remontant jusque Morlaix est restée à gauche. L’ex « campagne rouge » n’a pas dérogé à sa tradition en gardant sa préférence pour une gauche qui y était d’ailleurs, bien souvent, plus unie qu’ailleurs. Mais même dans cette zone, on a vu apparaître pour la première fois des triangulaires avec le FN, en particulier à Callac, une situation nouvelle qui pourrait être appelée à se répéter à l’avenir.
Sur le reste du territoire, il est curieux de remarquer que les bons scores de la gauche, et en particulier du Parti Socialiste, se concentrent dans les principales villes de la région, quand les campagnes bretonnes, à quelques nuances près donc, ont largement voté en faveur de l’union de la droite. Et dans une moindre mesure, mais loin d’être négligeable, du Front National, qui y a fait une percée remarquée et confirmée depuis les scrutins de 2014, en particulier les régionales.
Seules exceptions à ces villes roses, les « historiques » de droite, telles que Saint-Malo et Vannes, alors que Saint-Brieuc, dirigée par le Modem, l’a joué centriste : un canton pour la gauche, un autre pour la droite, emmenée ici par l’UDI. Ailleurs, Nantes, Rennes, Brest, Lorient, Saint-Nazaire et même Quimper, qui a pourtant basculé à droite aux municipales, sont restées quasi intégralement roses. Suffisant pour permettre au PS de conserver la Loire-Atlantique (d’un canton), le Finistère (de deux cantons) et l’Ille-et-Vilaine.
Mais plus encore, c’est la démarcation nette entre les nouvelles métropoles et le reste de leur département qui est saisissante. Que ce soit à Nantes, Brest ou Rennes, la gauche, et en particulier le Parti Socialiste, réussit quasiment le sans-faute. Alors que tout autour, à mesure que l’on s’éloigne des limites des métropoles, le bleu prend le dessus. Dans les villes moyennes, le bilan est plus mitigé. Avec Lannion, Redon, Morlaix, Guipavas, Tréguier, Quimperlé, Concarneau, Rostrenen ou Carhaix qui sont à gauche, Vitré, Fougères, Dinan, Pontivy, Guingamp, Douarnenez, Loudéac, Carquefou ou Châteaubriant à droite. Le parfait équilibre, ou presque.
On pourrait y voir une forme de normalité, en considérant que, en particulier, le monde paysan a toujours eu le cœur qui penchait plutôt à droite. Ce serait ne pas prendre en compte la réalité territoriale bretonne. Et cette forme assez spécifique de la région, tant vantée en d’autres occasions, de réseau de villes moyennes et petites qui viennent apporter une autre forme de vie citadine. Par ailleurs, depuis le début du XXIe siècle, il était évident que l’idée d’une campagne acquise à la droite n’était plus une vérité bretonne.
Bien au contraire, dans leur majorité, les Bretons de tous les territoires votaient à gauche durant ces 15 dernières années. Il y a certes toujours eu des « poches de résistance » de la droite mais qui n’ont jamais été exclusivement en campagne. En témoignent les villes telles que Saint-Malo et Dinard, Vitré, Vannes ou Ploërmel, même si cette dernière a fait, un temps, quelques infidélités à la droite. A l’inverse, des territoires ruraux ont largement penché en faveur de la gauche.
Dans les faits, jamais le clivage entre les champs et les villes n’a été aussi marqué en Bretagne. Un clivage qui donne une lecture toute particulière du penchant pour la gauche observé au cours des dernières années dans les campagnes bretonnes, tant ce basculement depuis que la gauche est au pouvoir est fort et marqué.
Car en définitive, cela permet en partie de comprendre le basculement précédent d’une partie de ces zones en faveur de la gauche au cours des dernières années. Alors que la droite était aux affaires nationales. Et qu’elle mettait en place, entre autres, sa célèbre RGPP, nom barbare qui désignait, entre autres, la politique de non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, en même temps qu’une recomposition des cartes judiciaires et médicales. Une politique qui, quand bien même elle aurait touché autant les villes que les campagnes, se fait plus durement sentir dans ces dernières, plus encore lorsqu’elle se couple à des politiques d’entreprises similaires.
En effet, on ne le dira jamais assez, mais que reste-il lorsque les services publics locaux et essentiels ferment en même temps que la Poste du village ? Plus grand chose, et le sentiment d’abandon est renforcé. Lorsqu’un service public se déplace en ville, du fait d’une réorganisation, cela représente quelques arrêts de bus supplémentaires pour ses utilisateurs. Dans les zones rurales, cela peut être quelques dizaines de kilomètres en plus. Chez certains, c’est autant de difficultés qui s’ajoutent pour y avoir accès. Or, cette politique a été poursuivie par la gauche au pouvoir. De là à envisager un nouveau vote de rejet, marquée cette fois par la déception face à un « changement » qui a de plus en plus de retard à l’allumage…
On pourra remarquer au passage que ce sont également dans les territoires ruraux que les partis bretons obtiennent le plus d’élus. Et tout particulièrement dans le Centre Bretagne où, mis à part le canton de Rostrenen, les électeurs de Carhaix et Gourin élisent, ou plutôt réélisent, des conseillers départementaux à forte tonalité bretonne. Certes, le très bon score de Christian Troadec s’explique par son excellente implantation locale, mais la continuité du vote avec l’élection dans le canton voisin de Christian Derrien montre que la volonté électorale dans cette partie du territoire est réelle.
Une autre spécificité territoriale apparaît, renforçant cette opposition de ces deux Bretagne. Désormais, les deux seuls départements bretons ne disposant d’aucune métropole sont dirigés par la droite. Un coup de tonnerre concernant les Côtes d’Armor, nous l’avons déjà dit dans notre analyse des résultats, mais avant tout une situation qui ne manque pas d’interpeller. Car dans quelle mesure l’apparition de cette nouvelle entité territoriale a-t-elle joué lors de ces élections ?
Si on peut considérer que les habitants des trois métropoles sont ravis de cette nouvelle structure qui doit apporter plus de moyens locaux, et l’ont peut-être en partie exprimé en se prononçant si largement en faveur du Parti Socialiste, qu’en est-il des habitants des départements qui seront écartelés entre ces futures « locomotives » locales ? On pourrait penser que le rejet de la gauche est aussi l’expression des craintes que suscitent ailleurs ces petits « Paris locaux ». Une hypothèse qui demande à être confirmée. Lors des prochaines élections régionales, en décembre ?
Car, dans un scrutin par listes et non par circonscriptions où une part de proportionnelle est présente, cette nouvelle division territoriale du vote breton pourrait amener une situation totalement nouvelle, avec un Conseil régional où non seulement le FN fera son entrée mais également dans lequel aucun parti ne disposera peut-être de majorité claire pour diriger la Région. Peut-être même pourrait-on se retrouver avec une situation analogue à celles de certains départements français, d’une égalité entre gauche et droite, en partie due à cette dualité entre « paysans » et « citadins ».
Article publié sur le site de Ar C’hannad